Sur les pas d'Aurielle

– Le héros doit choisir entre pardonner ou condamner celui qui a commis une erreur… Ses yeux s’écarquillent comme si elle essayait de déceler quelque chose en moi et d’une voix apaisante, en me confiant un exemplaire entre les mains, elle conclut : – Cette lecture conviendra tout à fait. Mes yeux se posent sur le titre du livre : Cinna. Bien que ce nom résonne en moi comme un terme familier, je ne vois pas bien de quoi traite cette œuvre. Je lui emboîte donc le pas jusqu’à son ordinateur, décidée à emprunter le livre et à filer pour ne pas attirer davantage l’attention. Après l’avoir saluée poliment, je glisse l’ouvrage dans mon sac à dos. Dévalant les escaliers, j’arrive au premier étage ; mes yeux glissent machinalement vers le panneau d’entrée d’une salle que j’ai souvent occupée avec mes parents : « Espace jeunesse ». Je décide de m’y faufiler, j’entrebâille la porte, passe la tête pour vérifier s’il n’y a pas trop de monde. C’est une chance, la grande pièce est déserte, même la bibliothécaire est absente. J’en profite donc pour me rendre sur les tapis de lecture destinés aux plus petits, puis je m’assieds confortablement sur les fauteuils en mousse que nous accaparions avec maman à chacune de nos visites. Je me souviens parfaitement de ces samedis matin en famille à la bibliothèque. C’était un rituel auquel maman tenait tout particulièrement pour me transmettre le « goût des livres », cela a remarquablement bien fonctionné.

Maintenant débarrassée de mon trouble, je croque dedans avec l’intention de me rassasier. Stupeur ! À ma grande surprise, je retrouve agréablement tous les goûts présents dans l’œuvre de mon papa : le croquant de la coque du macaron qui se transforme vite sous la dent en un moelleux onctueux, réconfortant, la fraîcheur du litchi contrebalancée par la petite amertume, malgré tout sucrée, de la rose qui m’installe dans un moment cocooning, pendant lequel j’ai la douce illusion de pouvoir échapper à toute agression extérieure. Ce festival de saveurs dans ma bouche éveille en moi les douces réminiscences des moments de complicité en famille. Je suis stupéfaite de constater que même si je ne suis pas entourée de mes deux parents, la dégustation de cette précieuse gourmandise me donne l’illusion de leur présence sans me laisser un goût trop amer.

– Pourquoi pas après tout ? Moi je suis Jean-Baptiste Poquelin, mais appelle-moi… Il se lève, redresse le menton, place sa main sur son cœur et déclame : – … MOLIÈRE ! Je ris de son attitude prétentieuse. Encore un fan qui se prend pour son idole ! Enfin, des sosies de chanteurs, j’en ai déjà vu, ils se plaisent à imiter leur vedette, mais le sosie d’un écrivain, c’est une première pour moi. Il semble vexé, courbe le dos, se rassoit et dit en boudant : – Pas comme « molaire ». Ne l’écris pas « ai », mais « iè ». Je souris et je m’aperçois qu’il me regarde d’un air pensif. – Dis-moi jeune fille, qu’avais-tu à courir aussi vite ? Quel malotru fuyais-tu ?

Pencils border

Extraits du roman Aurielle&nbsp;et les super-héros de la littérature&nbsp;de Cindy Duhamel illustrés par les élèves de 4A du collège Jean Fernel de Clermont dans le cadre du CDDC&nbsp;Sur les pas d'Aurielle, encadrés par les enseignantes Mmes Chauvin (arts plastiques), Dodin (français) et Syssau (documentaliste).

J’hésite avant de lui répondre : – Ben, non… juste de la rue d’à côté. – Cette… « médecine » te permet-elle d’aller mieux jeune fille ? s’inquiète-t-il en crachant presque le mot « médecine » comme si cela lui donnait la nausée. – Bof… mais je m’appelle Aurielle. – « Bof » ? « Au-rielle » ? Il me donne vraiment l’impression que je lui parle en chinois. Il est gentil, mais un peu toqué ! – Oui, dis-je en souriant pour le rassurer.

&nbsp;Nous, équipe enseignante et élèves, remercions le Conseil départemental, l’Action culturelle et l’Education Nationale de nous avoir aidés à donner naissance à ce beau projet autour du livre Aurielle et les super-héros de la littérature de Cindy Duhamel, auteure isarienne. Grâce à leur soutien nous avons eu la chance de travailler avec la talentueuse illustratrice Sophie Lebot. Nous remercions également Sophie Lebot pour sa gentillesse et les conseils donnés aux élèves qui leur ont permis de gagner en confiance. Enfin, nous remercions Cindy Duhamel qui a accepté de venir au collège sur son temps libre et gracieusement pour nous rencontrer et qui a montré un grand intérêt à notre projet. Le temps passé ensemble fut un moment chaleureux qui restera gravé dans nos mémoires.&nbsp;&nbsp;

«&nbsp;J’ai bien aimé le livre car l’histoire se passe à Compiègne, une ville des Hauts de France. L’histoire est à la fois amusante et triste. J’ai bien aimé quand Aurielle rencontre des écrivains célèbres.&nbsp;» «&nbsp;J’ai beaucoup apprécié le livre car je trouve l’histoire très originale et j’ai particulièrement aimé l’approche de Cindy Duhamel pour nous rendre de grands écrivains français un peu plus vivants et proches de nous.&nbsp;» «&nbsp;Pour ma part, j'ai beaucoup aimé ce livre, je trouve qu'il y a beaucoup d'intrigues.&nbsp;» « Aurielle est une fille attachante. Elle est courageuse et surmonte les épreuves.»

Le tournis de l’instant d’avant s’est dissipé. Je ne me sens plus confuse, pourtant je suis dans le noir et je ne sais pas où je suis. J’ai froid, tellement froid ! Et si j’étais morte ? Il règne ici un silence pesant, comme un vide immense. Cependant, cette main que j’ai agrippée il y a quelques minutes bouge sous mes doigts. Au moment où je me demande à qui elle appartient, la voix de papa me parle : – Aurielle, ça va ? Je perçois de l’inquiétude, mais pour mon plus grand plaisir ses paroles ne résonnent pas comme un écho cette fois, elles paraissent bien réelles. Je prends le temps de réfléchir, ainsi je réalise que je suis allongée, mes yeux sont fermés. Je tente de les ouvrir. J’y parviens progressivement, au prix de nombreux efforts. À mesure que j’ouvre les paupières, la pièce dans laquelle je me trouve se fait de plus en plus lumineuse. Le blanc des murs, l’odeur chimique, les signaux sonores des machines… pas de doutes, je suis à l’hôpital. J’essaie de remuer, mais je sens une résistance au creux du bras, je suppose qu’il s’agit d’un cathéter ; on m’aura certainement injecté un produit ou fait une prise de sang. Cette idée me rassure enfin puisqu’elle explique les diverses douleurs ressenties quelques heures plus tôt. Ce qui gonflait à intervalles réguliers autour de mon bras devait être cet appareil pour prendre la tension dont je devine le brassard en place au-dessus de la blouse dont on m’a revêtue.

&nbsp;Cette recette est presque top secrète, nous la gardions jalousement et ne l’avons jamais fait découvrir à personne. Pour cause, papa a mis des mois et des mois avant de parvenir à ce subtil mélange. Il a lui-même revu les proportions des ingrédients, choisi le colorant après d’innombrables essais pour parvenir à ce beau résultat. C’était comme un trésor de famille que nous n’aurions trahi pour rien au monde. Il faut que j’en aie le cœur net, je prends la dernière pièce de deux euros dans le fond de ma poche et la présente à la vendeuse qui attend patiemment que je sorte de ma rêverie. Je bredouille juste : « un Carpe diem, s’il vous plaît », elle me le tend en remuant les lèvres, mais hypnotisée, je n’entends pas ce qu’elle me dit et cela m’importe peu. J’attrape soigneusement et emporte délicatement ce précieux macaron pour aller m’installer rapidement au milieu de la roseraie, à l’abri des regards indiscrets et de toute distraction. Le « Carpe diem » bien installé dans le creux de mes mains, je repense à la première fois où papa nous l’avait présenté. Il ne manquait plus que le roulement de tambour pour accompagner son enthousiasme. Nous étions assises, maman et moi, face à la table devant lui quand il avait déposé devant nous une grande assiette recouverte d’un torchon au motif Vichy. Il nous avait dit en enlevant le torchon d’un geste magistral et en le faisant tourbillonner en l’air au-dessus de sa tête comme un lasso : « Voici… le… Carpe diem ». Nous nous étions regardées maman et moi, très intriguées, puis une conversation avait succédé à notre trouble.

– Vous répétiez ? dis-je sans comprendre vraiment son métier. Il semble s’en rendre compte et reprend d’un ton sérieux : – J’explore l’âme humaine ! Je mets les hommes face à leurs défauts, je fais en sorte de les en faire rire et de m’en moquer pour les guérir de leurs travers. – Vous êtes psy alors, mais au lieu de faire pleurer, vous faites rire ? – Fi ! Non. Quel est cet art ? s’enquiert-il soudain curieux. – Ben, psychologue, un médecin pour la tête, pour quand vous n’avez pas le moral. Puisqu’il me regarde comme si je venais de la planète Mars, je tire sur sa manche et l’entraîne vers un banc, je prends place près de lui et me lance dans une explication très personnelle : – Mon père, au début de l’été, a voulu que je voie un psychologue… toutefois, lui-même ne veut pas en consulter un. Bref, passons ! On s’assoit devant le bureau du docteur et il nous pose des questions, alors on répond. Il nous fait parler des choses un peu douloureuses, qui font pleurer et après on est censé aller mieux. Il me regarde, avec des yeux ronds, et comme écœuré. – Fichtre, quel drôle de monde ! Tu viens donc d’une contrée bien lointaine ?

&nbsp;Je réalise, agréablement, que je n’étais pas folle, juste assez inconsciente pour ne pas comprendre qu’on me prodiguait des soins. Mon esprit, maladroitement, trouvait d’autres causes à ces sensations inconfortables que je percevais faiblement dans mon sommeil. Je peux à présent distinguer le visage de papa, penché au-dessus de moi. J’aimerais pouvoir lui parler et le rassurer pour que disparaisse sur son visage cette expression douloureuse d’angoisse, mais ma bouche est comme endormie et je peine à articuler les quelques mots que je tente de prononcer : – Je suis là maintenant. Papa s’étend près de moi, dans ce lit d’hôpital, pour me prendre dans ses bras, cela déclenche une vive douleur dans ma jambe, au niveau de ma rotule droite. – Pardon, s’excuse-t-il, j’oubliais pour ton genou, mais ne t’inquiète pas, tout va s’arranger. J’appelle le docteur, il va t’examiner. Je remarque qu’il appuie sur le bouton rouge d’une manette, près de mon lit. – C’est normal si tu te sens un peu vaseuse, l’accident que tu as subi a provoqué une commotion cérébrale sans gravité, selon les termes du docteur. Pour résumer, tu as perdu connaissance un petit moment, puis comme tu souffrais trop du genou, ils t’ont injecté un produit pour la douleur qui t’a fait beaucoup dormir. Voici donc la cause de mes étourdissements, des douleurs aigües ressenties à divers moments dans le genou. Comprenant mieux tout ce que j’ai subi ces dernières heures, je ne pose pas de questions supplémentaires.

&nbsp;Sauf qu’un jour des gens, vêtus de blanc, ont emmené maman qui dormait dans son lit et que je n’arrivais plus à réveiller, je n’ai pas compris que ce serait pour toujours. Je suis allée à l’église pour entendre le prêtre dire plein de belles choses sur ma maman et tout le monde pleurait, mais pas moi, car ce que disait ce monsieur était bien vrai et il mettait en lumière les belles qualités de maman, je ne voyais pas ce qui était triste là-dedans. Puis j’ai vu un cercueil coulisser dans un trou, donc j’ai fait comme tout le monde, j’ai jeté une poignée de terre sur le cercueil au fond du trou. C’est comme ça que ma maman est partie. Je fais une pause, car je ne sais pas quoi dire de plus. Que peut-on ajouter sur la mort, la mort c’est justement qu’il ne nous reste rien, je le comprends bien maintenant. Alors Agnès rompt ce silence, comme souhaitant me faire parler davantage sur ce rien. – Et toi qu’as-tu ressenti à ce moment précis et depuis ? me demande-t-elle. C’est ce qu’on appelle une question compliquée, car je n’ai pas de réponse tranchée ; alors, comme pour un devoir pour lequel on ne connaît pas la réponse, j’essaie de m’en sortir comme je peux : – Euh… je n’ai d’abord pas été perturbée, j’ai fait comme les autres, j’ai fait ce qu’on attendait de moi. Je me disais que maman était partie, mais qu’elle allait revenir. Oui, elle revivrait assurément, car c’est ma maman… je pensais qu’elle ne pouvait pas mourir. Je ne réalisais pas vraiment que c’était elle dans ce cercueil, ni même qu’on faisait des louanges sur elle pour lui dire adieu.

Il faudrait faire le tour de la bâtisse par la gauche pour pouvoir lire les lettres illuminées sur la vieille pierre : « Bibliothèque Saint-Corneille ». En toute logique, après avoir rencontré Molière, Victor Hugo… c’est le lieu idéal pour faire la connaissance de Pierre Corneille, fameux auteur de pièces de théâtre. Je pourrais enfin lui demander si les rumeurs qui circulent sur son compte sont fondées, ça lui ferait une bonne leçon à la prof de français si je lui apportais la preuve que c’est bien lui qui a écrit la majorité des pièces de théâtre attribuées à Molière ! Je jubile, rien que d’y penser. Et puisque la vie se joue de moi ces derniers temps, il devrait essayer de me faire la morale sur le dilemme « cornélien » qui me taraude. Mais, oui, vous savez bien, ce fameux « dilemme cornélien » qu’a inventé Corneille, c’est le choix difficile et impossible que doit faire le héros face à une situation dans laquelle aucun choix ne semble être le bon. Je me souviens que nous avons étudié une de ses pièces cette année, Le Cid, dans laquelle aucun des choix proposés au héros n’est envisageable : Rodrigue ne peut pas se marier avec Chimène, dont le père a humilié le sien, mais il n’arrive pas non plus à se résigner à tuer le père de son amante pour venger son propre père ; pourtant il doit se décider, alors il tue le père de Chimène, mais peinera à garder l’amour de sa maîtresse et à obtenir son pardon. Ce cours m’avait passionnée, non pas parce que mon professeur de français était intéressant, mais parce que Rodrigue me faisait vraiment de la peine à se retrouver enchaîné à une telle décision.

&nbsp;Je réalise subitement le drame qui le frappe, la mort de sa fille ; je fais surtout le lien avec Victor Hugo, célèbre écrivain, notamment, poète du XIXe siècle. Il a effectivement perdu sa fille, qui avait fait naufrage en compagnie de son mari. Notre professeur de français nous avait raconté que Victor Hugo l’avait appris par les journaux quand il était en voyage avec sa maîtresse. Cela a dû être un choc terrible pour lui de découvrir le drame dans ces circonstances. Un bruit strident me rappelle à la réalité et amène mon compagnon à s’approcher tout près de la rive. – Attention, dis-je en le retenant par la manche de sa veste, vous risquez de tomber. – J’entends un appel dans les flots, Léopoldine a entendu mes paroles. Je le tire par le bras pour le ramener doucement en arrière, puis je lui explique qu’il ne s’agit que de la sirène annonçant la pause méridienne du mercredi. Le laissant à sa déception, je replonge dans mon raisonnement : je tiens le bras de Victor Hugo, ce n’est pas un sosie cette fois, et quelques heures plus tôt je discutais avec Molière… ? On se joue de moi ? Il semblerait que je croise des auteurs, des écrivains en tous genres qui n’appartiennent pas à mon époque. Mais dans quelle dimension suis-je ? Si le choc de l’accident m’avait rendue marteau ? Ou bien, je fais un rêve ? Oui, ça doit être ça, je rêve, mais j’ai conscience que je rêve. Ne paniquons pas. Voyons… je me réveillerai de toute façon, on se réveille toujours de ses rêves, alors autant en profiter. Ce n’est pas si désagréable.

– Jeune fille, tu m’entends ? Ça recommence, quelqu’un m’appelle, mais j’ignore d’où provient cette voix lointaine. Plus elle devient audible, plus j’ai le sentiment de me désolidariser de mon corps qui devient alors tout à coup très lourd. – Si tu m’entends, ne t’inquiète pas, on va s’occuper de toi. Puis, après cette étrange menace, plus rien, plus un bruit, si ce n’est celui des vagues causées par le mouvement des péniches sur l’eau. Étrangement, la souffrance ressentie quelques minutes auparavant s’est complètement dissipée et au même moment, je distingue, à ma gauche, une silhouette. Je m’en approche prudemment ; c’est un vieil homme aux cheveux blancs, courts, avec une barbe taillée courte et blanche également. Celui-ci me paraît sympathique, alors, d’un pas assuré, j’avance rapidement vers lui. Au fur et à mesure que la distance entre nous diminue, je perçois des bribes de ses paroles… il est pourtant seul. – Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,…

J’arrive au parc, les yeux embués d’un écran de larmes figées, si bien que le gardien me dévisage, ce qui est assez rassurant quand on y pense bien, car cela prouve qu’on me remarque, je suis donc bien vivante. Si mes relations sociales semblent compliquées en ce moment, mon existence n’est pas pour autant remise en cause, je ne suis donc pas encore un fantôme, comme on peut le voir dans certains livres tels que Si c’était vrai de Marc Lévy, dans lequel l’héroïne est une projection de son esprit que seul l’autre protagoniste peut voir et entendre. Pour ma part, tout le monde me voit sauf que les seuls qui parviennent à communiquer avec moi, ce sont des étrangers. Les personnes qui me sont les plus chères me sont inaccessibles. Essayant de résoudre cette énigme, en la retournant dans tous les sens dans ma tête, j’avance lentement vers le château par l’allée principale. C’est là que j’aperçois un petit lapin blanc, tout mignon ; il s’arrête en m’entendant, relève la tête, dresse les oreilles, m’observe un instant puis court se réfugier dans les buissons. Très imaginative, je pense alors que son attitude était une invitation à le suivre, et, telle l’héroïne de Alice au pays des merveilles, je cours pour le rattraper. Ce petit animal me fait sourire et me met du baume au cœur.

&nbsp;Mais voilà que je ne le vois plus ! Je m’arrête et scrute scrupuleusement mon environnement ; à force de concentration, je devine sa présence aux bruissements que je perçois dans les fourrés. Il y a un écriteau, bien en évidence, qui stipule : «Ne pas marcher sur la pelouse», cela m’empêche de rejoindre ce petit intrigant dans les arbustes. Le gardien n’est pas très loin et je renonce à me faire remarquer une deuxième fois dans la même journée ; cela dit, je ramasse une pomme de pin au sol et discrètement la jette dans la petite habitation de cette touffe de poils blanche. L’effet recherché ne se fait pas attendre, mon nouvel ami sort de sa cachette en faisant de petits bonds tout en zigzaguant.&nbsp;&nbsp;

&nbsp;Je le suis prestement afin de me rapprocher de la seule présence qui s’inquiète de ma compagnie. Il me fait courir et, loin du gardien désormais, j’emprunte les pelouses pour ne pas qu’il me sème de nouveau. Peine perdue puisqu’il m’abandonne au pied de l’escalier qui conduit sur le parvis arrière du château. Je monte donc les marches en direction de la petite place, bordée de statues de pierre en tous genres, tout en me demandant ce que je vais faire à présent. Je suis plantée là, debout sur le sol gravillonné, au beau milieu d’une sorte de terrasse localisée sur le côté droit du château. Quatre colonnes, surmontées de volutes, se dressent devant moi, séparées par trois médaillons qui encerclent un « N » majuscule, trace du passage de Napoléon dans les parages, je crois.

&nbsp;Papa et maman s’étaient regardés et s’étaient accordés à trouver cette idée excellente, puisqu’elle venait de moi. Puisque notre trio a éclaté avec la disparition de maman, je reproduis donc, toute seule, sur mon banc, notre petit rituel pour ressentir de nouveau la saveur de ces moments perdus à jamais. Je sens un sanglot qui monte dans ma gorge, de ce fait je peine à articuler ces quelques mots, qui ouvraient jadis les festivités : – En… tri…o… à… l’u…ni…sson… au…tour d’un carpe… diem ? Je reviens à ma réalité, je me console par l’observation et l’examen méticuleux de ce macaron du Jardin des roses : assurément, ça ne peut pas être le même, ce ne sera qu’une pâle copie, qu’une troublante ressemblance.&nbsp;&nbsp;

&nbsp;Parfois même je cueillais des petits bouquets de fleurs, que je cachais dans mon petit sac à goûter, consciente que c’était interdit, et je les lui offrais en sortant du parc ; elle faisait alors mine de me gronder pour avoir transgressé une règle, mais ne manquait jamais de conclure la discussion par un gros câlin. C’est comme si ce lieu renouvelait sa promesse de moments de bonheur à venir. Mon attention se porte à nouveau sur la dame, installée sur le banc ; je pense à voix haute tant je suis intriguée par ce qui retient surtout mon attention : – Un jean… quel bonheur ! Je cours vers cette inconnue, quoique paradoxalement familière, de par ses goûts vestimentaires si proches des miens que je me sens tout à coup en sécurité. Quand j’arrive à sa hauteur et que je découvre son visage, j’ai l’impression de la connaître. Mes idées sont toutes floues et embrumées depuis quelques heures, j’ai conscience que je peine de plus en plus à me concentrer, de ce fait je ne fais plus grand cas de mes croyances. – Bonjour madame ! À ma grande surprise, je l’ai interpelée, ce qui l’empêche de continuer sa lecture : – Coucou, jeune fille, comment t’appelles-tu ? Depuis quelque temps, je n’ose plus dire mon prénom, de peur de faire rire quelqu’un ou qu’on me fasse une réflexion déplaisante. – Tu as perdu ta langue ? insiste-t-elle sur le ton de la plaisanterie. – Aurielle, dis-je timidement, pas très rassurée par l’effet que va produire sur elle cette annonce. – Quel joli prénom, très original, j’aime beaucoup, s’extasie celle que je vais désormais beaucoup apprécier !

Son malaise est aussi palpable que le mien, la situation devient embarrassante… Je prends mon courage à deux mains et feignant d’être toute joyeuse, je brise la glace : – Vous récitiez un poème ? Je crois que je le connais ! J’aime beaucoup la poésie, vous savez ? – Non, je parlais à ma fille, Léopoldine, face à l’océan… J’éclate de rire à cause de sa blague, on ne me l’avait jamais faite celle-là. – Hum… l’océan ? C’est juste l’Oise, vous savez, une petite rivière. Comme il me fixe de ses yeux bleus, abasourdi, j’explique que j’ai compris sa blague. Du moins, je croyais, car visiblement il est dans son monde, il ne plaisante pas. Mieux vaut ne pas le contrarier davantage, son désespoir est bien réel. Il faut dorénavant que je réfléchisse à deux fois avant d’ouvrir la bouche ! Je m’éclaircis la voix comme si j’avais un chat dans la gorge et j’essaie de me rattraper : – Léopoldine, vous dites ? Elle est donc sur un autre continent ? – Elle a disparu… dans la Seine… lors d’une promenade en canot, peine-t-il à articuler.

&nbsp;Mon cœur a repris un rythme décent et les tensions emmagasinées semblent disparues. – Est-ce que tu te sens déjà un peu mieux ? me questionne-t-elle. Je hoche la tête pour acquiescer. – Maintenant, écoute-moi bien ! On va reprendre les choses depuis le début. Tout à l’heure, tu parlais de ta maman au passé, si j’ai bien compris elle est partie pour toujours ? suppose-t-elle avec précaution en faisant une moue qui laisse transparaître qu’elle est désolée d’évoquer un évènement douloureux. Ce sujet m’est très difficile, car il fait surgir en moi des tas d’émotions de façon anarchique, si bien que le plus souvent je referme la porte de mon cœur pour ne pas avoir à faire face à ce chaos. Mais cette fois, devant cette étrangère, qui l’est de moins en moins, car je sais que maman l’aimait bien, j’ai envie de me livrer un peu, ou peut-être beaucoup. J’entame alors mon récit, ne sachant pas où cela pourra bien me conduire : – Cela fait six mois que maman nous a quittés papa et moi. Elle était très malade apparemment … Agnès m’observe pendant que je lui raconte mon histoire sans oser visiblement intervenir. – Papa disait que c’était à cause de ce « satané crabe ». Au début, nous allions rendre visite à maman dans une chambre d’hôpital, dans laquelle nous avions apporté plein d’effets personnels pour qu’elle se sente moins seule. Un peu plus tard, maman avait décidé de revenir à la maison, j’ai donc cru qu’elle était guérie !

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