Ô solitude

by Claudine PUZIN

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J’ai pris un bon coup sur le crâne. 
Ils me sont tombés dessus par derrière alors que, sur le chemin du retour, après avoir balancé mon paquet lesté d’une pierre, je me détendais et me promenais avec nonchalance sur le pont de Langeais. La Loire, majestueuse, bruissait. À l’ouest, le soleil déclinait et illuminait de ses rayons une toue cabanée qui glissait avec langueur au fil de l’eau. Quelques voitures circulaient encore. Clac clac ! faisaient leurs roues sur les joints de la chaussée. 
Vont-ils m’achever et me balancer par-dessus bord pour faire croire à une noyade, ou bien vais-je prendre une balle en pleine tête ? me demandé-je. Je fais le mort, je respire à peine. Je songe à me relever, à courir. Quelle pensée illusoire ! car, pour me mettre debout après un coup pareil, il me faudrait avoir des muscles, de la force, et c’est bien ce qui me manque, cruellement. Je suis vieux et ils sont deux, des jeunes vigoureux. Ils ne se parlent pas. Rien d’étonnant à cela: ce sont des professionnels ! J’ai ma réputation et on n’allait quand même pas m’envoyer des amateurs ! 
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Ils me prennent sous les aisselles, ils me soulèvent. Ah ! ça y est, ils vont me flanquer par-dessus le pont. Non ! ils me maintiennent debout, ils doivent attendre le bon moment, quand il n’y aura plus de voitures. Je dois avoir l’air d’un poivrot qu’on soutient malgré lui. Je ne laisse rien paraître, il faut qu’ils pensent que je suis groggy et que je ne me débattrai plus. Quelques instants, interminables, pour moi comme pour eux. J’ai le cœur qui cogne. Mes yeux sont fermés, je me concentre, je respire à petits coups. Une vive douleur à l’arrière du crâne, du sang coule dans mon cou. Je préfère encore mourir jeté par-dessus ce pont que j’adore, dans la Loire avec ses innombrables lumières bleues, semblables à des lucioles disciplinées, qui, la nuit, dansent leur ballet aérien. Ce pont, je le connais bien, j’y ai vécu des instants merveilleux. La voilà qui surgit, même si plusieurs décennies ont passé. Ses yeux de chat, son minois accueillant, son sourire dès qu’elle m’apercevait, sa svelte silhouette, sa fougue, ses bras grands ouverts pour m’étreindre, oui, tout était possible, mais il m’aurait fallu lui raconter qui j’étais, renoncer, changer, disparaître et dans mon métier ce n’est pas envisageable. Partir à l’étranger n’était guère plus imaginable, car, tout comme moi, elle aurait encouru un tel danger !