Les deux frères

by Marc Breton

Cover

Loading...
Marc BRETON
Loading...
Les deux frères
Loading...
À la pointe de l’Île d’Or, on ne peut pas me rater. Je surclasse en beauté nettement toutes les autres plages grâce à ma vue imprenable sur le château royal d’Amboise. Bien sûr, j’étais encore plus belle dans ma jeunesse. Quand Clovis et Alméric me trouvèrent très propice pour venir signer la paix, j’étais une jeune sauvageonne pleine de vie. À cette époque, je ne craignais que les colères d’automne ou quelques caprices de printemps de ma vieille amie la Loire. Les crues m’ont souvent submergée mais je suis toujours réapparue.  Aujourd’hui, je souffre toute l’année. Les hommes, leurs enfants, leurs animaux et leurs engins motorisés ne me laissent jamais en paix. Je redoute maintenant surtout l’été, la période où ils déferlent en masse. Ils choisissent cette saison pour venir piétiner mes plantes et leurs petites fleurs discrètes qui crient leur soif. Ils en cueillent sans ménagement pour les abandonner un peu plus loin… 
On vient de m’affubler d’une statue de Léonard de Vinci tout nu. Il s’alanguit sous un arbre et, le bras reposant sur une tête coupée, il contemple sa dernière demeure. Cette sculpture ne me plaît pas ; le Léonard que j’ai eu connu n’avait pas cette allure de dieu grec. 
 On ne peut pas dire que je suis une sans-cœur, que je n’aime rien, ni personne. Je suis comme tout le monde, j’ai mes chouchous. Tous les matins, je guette le petit père. Il ne rate guère son rendez-vous.  Il devait être un beau jeune homme, grand et bien bâti. Il arrive à pas lents par le sentier pour s’immobiliser à ma pointe. Quand le ciel est clément, comme aujourd’hui, on peut être certain qu’il arborera un large chapeau de paille. Les jambes légèrement écartées pour plus de stabilité, il demeure immobile, les mains jointes ou les bras croisés. Je n’ai pu percer le mystère de ce rituel. Vient-il pour se faire une idée de la météo du jour, pour savoir si
les conditions sont favorables pour une partie de pêche, pour saluer des ancêtres qui ont laissé leur vie par ici, emportés par les courants ? Mystère ?  Il vient peut-être simplement pour remercier Dieu de lui offrir un tel spectacle, lui permettre de profiter de la musique du clapotis des vaguelettes mêlé aux cris des sternes. Contempler la Loire, c’est sa dose d’antidote contre la morosité. 

 Il y a aussi une demoiselle qui me rend visite presque chaque jour. Elle a des rituels bien différents. Elle s’immobilise pratiquement au même endroit que le petit père et pose ses chaussures pour enfoncer ses pieds le plus profondément dans mon sable. Elle adore le sentir remonter entre ses orteils. Quand le plaisir s’atténue, elle les ressort, les secoue, les essuie d’un revers de la main et recommence. Mon sable fuyant épouse sa peau, je la relie au monde. Après, commence sa récolte, elle ne s’intéresse qu’aux morceaux de bois blanc informes.
Bois arrachés en amont, vestiges d’épaves de bateaux ou reliquat de décharges sauvages, qui sait ? Elle les inspecte, les tourne et les retourne, il y a peu d’élus. Cette quête, qui s’avère parfois vaine, semble la ravir. 

 Cependant, mes préférés sont de loin les deux jeunes frères qui sont là chaque matin très tôt et parfois à la tombée de la nuit. Ils n’apparaissent que quand la nature a retrouvé un peu de calme. Ils grimpent d’un côté et dévalent aussitôt de l’autre. Ils sont jeunes et donc infatigables. Je suis heureuse d’être leur terrain de jeux de prédilection. Ils arrêtent de se poursuivre un instant pour se livrer à leur passe-temps favori qui consiste à creuser des trous qu’ils ne reboucheront jamais.  A peine un tunnel est-il ébauché qu’ils l’abandonnent pour en entamer un autre, un peu plus loin. Bien sûr, ils me défigurent un peu. Je leur pardonne, quand on est si jeune on s’amuse de pas grand chose.
Ils me coupent aussi quelques plantes, mais eux au moins, ils n’arrachent jamais les racines. Je sais que cela va repousser. Ils ne doivent pas aimer le contact avec le sol mouillé. Je pense qu’ils n’aiment pas l’eau ; ils ne se baignent d’ailleurs jamais et je ne les vois plus dès qu’il tombe quelques gouttes. 
  Ce soir, il se fait tard.  Leur mère s’est mêlée à leurs jeux. L’ombre de la nuit brouille les couleurs pastel du crépuscule. Le triangle d’été, Véga, Altaïr et Deneb se dessine au-dessus de la ville. C’est un spectacle qui les laisse indifférents. Mes fleurs se ferment, la nature a besoin de repos. La journée a été rude, trop chaude et ces piétinements par des dizaines et des dizaines d’humains et les dérapages incontrôlés des deux-roues m’ont bien défigurée. Vivement une petite crue pour lisser tout cela et me refaire une beauté. Je vais me reposer un peu. 
PrevNext