Du baston dans le béton

by LAURENT GAGNEPAIN

Pages 2 and 3 of 21

Loading...
Les journaux locaux ne parlaient que de cela. Le dernier recours avait échoué. Il n’y avait plus d’appel possible, les travaux avaient donc repris. 
On sentait bien que certains journalistes étaient gênés aux entournures, écartelés entre leur envie de dire ce qu’ils pensaient réellement de la situation et les pressions, amicales ou plus insidieuses, exercées par certains décideurs qui émargeaient au conseil d’administrations de nombreux canards.  
C’était une sale affaire depuis le début, ce projet de barrage dans la vallée de la Bresme, un affluent de la Loire, à quelques encablures de magnifiques paysages classés au patrimoine mondial de l’humanité. Et, autour du lac artificiel qui verrait ainsi le jour, viendraient se bâtir quelques centaines de maisons individuelles d’une médiocrité consternante, à l’image du mitage pavillonnaire à l’œuvre depuis des années en France. Il y avait bien eu l’enquête environnementale, qui avait révélé maintes failles et atteintes à la nature, le déboisement massif d’une zone classée Natura 2000, l’avis défavorable du commissaire-enquêteur, des dizaines de recours, une zone à défendre, des mois et des mois de heurts entre les militants présents sur place et les forces de l’ordre, des blessés graves de part et d’autre, dont deux toujours dans le coma, la venue de nombreuses personnalités... Rien de cela n’avait finalement été utile : le bétonnage suivrait son cours. Nul besoin d’être prophète pour deviner que les promoteurs de ce projet ne renonceraient pas, tant les enjeux financiers étaient élevés.
Loading...
Je rallumai mon cigarillo, commandai un café et secouai la tête. Personne ne mettait réellement le doigt sur ce qui était en train de se passer. Un véritable crime en bord de Loire était en train de se dérouler, ni plus ni moins, voilà ce que je pensais. 
Ces dernières années, j’avais suivi de loin les rebondissements du projet, englué dans une vie professionnelle de plus en plus accaparante. Je souriais en repensant à certains anciens copains parler de congés, de RTT, de durée légale du travail, de 35 heures, du passage aux 32 heures et que sais-je encore. Cela n’avait pour moi plus de sens, tant le travail avait fini par prendre le pas sur tout le reste. Plus de loisirs, plus de petite amie, plus de lecture, plus de relations mis à part les collègues, ma vie était devenue semblable à un tunnel. Je continuais à avancer automatiquement, soutenu par le stress, l’adrénaline, l’alcool et la vague conscience d’être du 
bon côté de la barrière. Mais ces derniers temps, mes certitudes commençaient à vaciller.J’avais vu trop de salauds, de sales trucs, de trahisons. 
Depuis quelques jours, j’étais en congés d’office pour plusieurs semaines, mes chefs se faisant du souci : ils m’avaient conseillé d’aller prendre l’air. Selon eux, j’étais sur le point, sur plusieurs dossiers, de franchir la ligne rouge. Des conneries, pensais-je en mon for intérieur.