Pieds et mains liés

Je m’appelle Kouassi et je vais vous raconter ma capture, mon histoire.

Tout commença dans un petit village africain, une petite communauté ashanti proche d'une rivière. C'est en ce lieu qu'il y a 25 ans je fus mis au monde, par une mère dévouée et attentionnée. J'y ai grandi heureux mais dans une grande pauvreté. Mon père qui était le plus grand chasseur du village, m'apprit pour mes 8 ans les bases de la chasse. Quant à ma mère, elle m'apprit tout ce qu'il fallait savoir sur la cueillette, pour que je puisse les aider à nourrir notre famille. A mes 18 ans, je fus marié à Asma, qui est la petite fille de notre chef. L'année suivante, mes parents moururent, emportés par une forte fièvre. Asma et moi vécurent heureux au sein de notre communauté jusqu'à cet évènement que je vais à présent vous raconter.

Une nuit dans mon sommeil, je sentis une forte odeur de brûlé et entendis des cris. Je me levai en sursaut et secouai Asma pour la réveiller. Je la pris par le bras et la sortie de la hutte. Mon regard se porta sur mon village en proie aux flammes, dévasté. Cela me paralysa de peur. J'entendis une voix au loin crier : "Il en reste deux", sentit un filet emprisonner mon corps puis ce fut le trou noir.

Burning of a Village in Africa, and Capture of its Inhabitants (p.12, February 1859, XVI)
https://archive.org/details/wesleyanjuvenil07socigoog
https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_en_Afrique
Domaine public

A mon réveil, tous les habitants du village étaient enchaînés et complètement hagards. Asma était heureusement près de moi et je reconnus à quelques mètres de nous, Akou, mon ami de toujours. Nous nous trouvions dans une sorte de campement non loin de chez nous. Nous étions encerclés par une dizaine d'hommes armés et étions tous terrorisés.

Capture des villageois de la région de Nyangwe.
Gravure anonyme du Journal de David Livingstone, 15 juillet 1871.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_en_Afrique
Domaine public

Des hommes inconnus aux allures de pilleurs, munis d'armes, faisaient des rondes pour nous surveiller. Au lever du jour, un homme à la peau blanche portant sur sa tête un chapeau ordonna : "Il faut se mettre en marche".
On nous leva de force et ce fut le début de longues heures de marche sous un soleil intense. Nous étions assoiffés et épuisés par cette nuit de cauchemar.
Au moment où le ciel s'assombrit et où la fraîcheur s'installa, les gardes nous entassèrent au pied d'un arbre, enchaînés les uns aux autres, le temps de la nuit. On les entendait rire en buvant un breuvage orange auprès d'un feu.
Le lendemain aux premières lueurs du jour, nous reprîmes la route vers une destination inconnue.

Nous marchions sur un chemin en terre plein de trous, de pierres, de racines, entouré de hautes herbes. Nous aperçûmes au loin un village brûlé, abandonné, désertique. J'essayai tant bien que mal de maintenir le rythme que nous imposaient nos gardiens, mais les entraves et les chaînes me gênaient terriblement. Je n'avais aucune idée de l'endroit où on nous emmenait même si bon nombre de rumeurs circulaient dans le rang. Il était question de bateau, de travail au loin. Kouassi, dès qu'il le pouvait, malgré les chaînes et les gardiens, me lançaient des regards plein d'encouragement.
Je vis Akou trébucher sur une pierre et s'écrouler, entraînant avec lui une femme et un homme auxquels il était attaché. Mon cœur s'arrêta.

Ils parvinrent à se relever, non sans difficulté, avant que nos bourreaux ne se rendent compte de l'incident. Nous étions, d'après le peu d'informations dont nous disposions, à la moitié du chemin et la nuit commençait à tomber. Le froid s'installa doucement et nous commençâmes à avoir du mal à voir où nous mettions les pieds. J'étais frigorifiée et commençai à avoir du mal à mouvoir mon corps douloureux. Je ne pouvais m'empêcher de penser aux enfants plus loin dans cette file humaine.
Le temps passa lentement, comme suspendu. Cela faisait des heures que nous étions en train de marcher et nous vîmes une embarcation échouée comme un animal marin, puis plus loin vers le large, un immense navire immobile, grand, majestueux mais aussi effrayant. J'avais du mal à détacher mon regard de ce monstre marin qui semblait tout prêt à nous engloutir.