Trou d'eau

by Julien BÉNÉTEAU

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Julien Bénéteau
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Trou d'eau
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La Loire coule toujours dans le même sens, qu’ils disent, les autres. Ils viennent jamais avec moi aux bons endroits. Il y a des bancs de sable, on les voit pas, ça fait des remous, des tourbillons. Des îles qui se mettent en travers du passage de l’eau. Je vois bien alors que l’eau, elle change de sens. Je sais bien qu’elle va pas remonter jusqu’à sa source. Je suis débile, pas idiot. Oui, je sais que je suis débile, parce que les voisins l’ont dit un jour à ma mère. Mais débile, c’est pas une insulte, elle m’a dit. C’est juste que je suis faible par endroits. C’est vrai que je suis faible des fois. Ma tête ne suit pas tout. Ou c’est mon corps qui fait des trucs bizarres, je pense et il obéit pas, ou pas comme je voudrais. C’est ennuyeux, surtout pour aller pêcher. 
J’aime bien ça, la pêche. Les poissons eux, ils sont idiots. Ils se laissent attraper, alors que ça se peut pas vraiment, un ver qui reste dans l’eau, au milieu de rien, comme un super-héros dans l’air. Le ver, il devrait tomber au fond de l’eau. Ou alors les poissons sont débiles, ils ont des réflexes qui sont pas en accord avec leurs pensées, si ça se trouve. « Tant qu’il est au bord de l’eau, je m’inquiète pas », dit maman à ceux qui lui disent qu’elle devrait pas me laisser y aller. « Il a appris avec son père, il connaît tout. Et puis il a peur de l’eau. Il reste tout le temps au bord. » 
J’ai pas peur de l’eau, j’ai peur de ses mouvements. Tu la regardes, tu sais pas pourquoi, tout d’un coup, elle change de direction. C’est pas la faute des poissons, hein. Genre, les poissons-chats. Ils sont là, près du bord, à gober dans rien de profondeur. Ça fait comme un matelas de gueules et de dos en mouvement, à grouiller et clapoter. Non, c’est pas ça. Ce sont des vagues, des remous, des tourbillons. J’imagine qu’il y a des ondines dessous qui agitent l’eau, pour nous attirer, nous au bord - des ondines, parce que les sirènes, c’est en mer, pas dans les fleuves : je suis débile, pas idiot. La pêche, c’est bien, on met pas les pieds dans l’eau, on est juste au bord. Moi, ça me va. Et aller sur un bateau, même pas en rêve, je vous le dis. Des fois, y a des pêcheurs qui me proposent de venir avec eux, « pour changer ». Mais changer quoi ? Le poisson, il est pas plus malin au milieu qu’au bord - mais, lui, il sait nager. Pas moi. 
En plus, j’aime pas les bateaux qui vont sur la Loire, leur noir de goudron, leur odeur. Une fois, j’ai essayé de monter dessus, près du bord. Ça bougeait dans tous les sens. Mettez ça sur l’eau, avec les ondines en dessous, vous allez voir si vous allez pas y 
finir dans la flotte. Même débile, je sais que je suis pas un poisson. 
Les deux malins, là, sur leur bateau, je les envie pas un instant. J’ai fini de ranger mon matériel, je les regarde, ils sont en train de s’écharper. Il y a pas de quoi. Le soleil est déjà descendu derrière les arbres. C’est cette heure si calme où les derniers oiseaux volent paresseusement pour aller chercher un coin où dormir. En cette saison, la Loire a commencé à montrer ses îles. Le bord de l’eau, c’est du sable mêlé de cailloux à moitié séchés et de vase. L’odeur est particulière, encore plus forte avec la montée de la fraîcheur. Ce serait calme ici, s’ils étaient pas en train de gueuler, les deux marins d’eau douce. Dire qu’il y en a qui disent que je suis débile. Et eux, alors ? Je comprends rien à ce qu’ils hurlent. Je cherche pas. Ça m’intéresse pas. Puis y en a un qui se lève. L’autre aussi. Ils ont tort, ces mecs, les bateaux, c’est pas stable. Je continue de regarder, ça fait quand même du spectacle. Y en a un qui commence à balancer des coups à l’autre. Ils pèsent pas pareil, vu d’ici. Je savais pas que la boxe faisait partie de la pêche. Y a un coup qui porte, et c’est pas le plus gros qui l’a balancé. « Ce qui devait arriver arriva »...comme aime à dire papa. Le grand costaud part à la flotte. L’autre a bien du bol d’être resté sur le bateau, quand on voit ce que ça tangue. Un plongeon dans la rivière, ça va bien les calmer, non, je me dis ?
Celui qui est à la flotte, peut-être, mais pas celui qui est resté à bord. Il prend la perche, celle qui sert pour repousser le bateau du bord, et donne un grand coup sur la tête de l’autre. Je la voyais juste dépasser - puis y a plus rien qui dépasse. Je suis peut-être débile, mais je me dis que ça fait un peu peur, cette histoire. Je bouge plus. J’ai mis mes vieux vêtements, les verts, pour pas qu’on voit plus les tâches d’herbe dessus. Il fait déjà sombre. Je fais bien attention à ne plus bouger. On peut pas me voir dans la végétation. 
Le petit dans le bateau regarde l’eau pendant un long moment. Puis, il guette un peu partout. Il a comme un air d’oiseau, un hibou dont la tête tournerait pas autant. Il regarde dans ma direction, mais je crois pas qu’il me voit. Il démarre le moteur, lève l’ancre et part vers Montsoreau. On distingue à peine le château, dans l’ombre. La lumière descend vite. Quant je le vois plus, je bouge. Je me dis que personne va me croire si je raconte ce que j’ai vu, je sais bien. Maman, elle dit toujours que j’ai trop d’imagination quand je commence à raconter ce que je vois dans l’eau. Je sais que c’est pour que j’arrête de raconter qu’elle dit ça. Je marche en suivant le sens du fleuve, on sait jamais, si je peux aider... Bientôt, il fait trop sombre pour que je voie bien où je mets les pieds. Faut rentrer.
Je repère un gros saule, qui penche, un peu à l’écart, pour savoir où revenir demain : l’eau, elle apportera peut-être quelque chose que je peux ramener à la maison, pour qu’on me croie. Avec les ondines, on ne sait jamais... 
Ça bruine le lendemain, je peux le sentir depuis mon lit - c’est quelque chose dans l’air, un truc que je comprends tout de suite, à force de passer du temps dehors. J’ai dormi sans faire de rêve. Juste avant de m’endormir, j’ai repensé au coup qu’a donné le type sur la tête de l’autre. Je me suis demandé quel bruit ça avait fait. Et celui qui avait tapé, il y a repensé à son coup, lui aussi, avant de dormir ? Ou peut-être qu’il a pas dormi ? 
Maman aime pas que je sorte quand il pleut. « Tu mets de la terre partout quand tu reviens. » J’y peux rien, si la terre me suit, je fais ce que je peux, mais elle m’aime bien, c’est tout. Et puis on regarde pas toujours où on met les pieds. Des fois, faut faire attention à sa tête, même s’il y a pas grand-chose dedans. A la maison, j’ai pas vraiment dit que je sortais. J’avais mes bottes, un vieil imperméable vert foncé, le chapeau qui va avec. J’ai marché tranquille pour aller à la Loire. Si quelque chose devait m’attendre, il attendrait encore un peu, il allait pas partir. 
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