Du baston dans le béton

by LAURENT GAGNEPAIN

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Laurent Gagnepain
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Du baston
dans
le béton
Les journaux locaux ne parlaient que de cela. Le dernier recours avait échoué. Il n’y avait plus d’appel possible, les travaux avaient donc repris. 
On sentait bien que certains journalistes étaient gênés aux entournures, écartelés entre leur envie de dire ce qu’ils pensaient réellement de la situation et les pressions, amicales ou plus insidieuses, exercées par certains décideurs qui émargeaient au conseil d’administrations de nombreux canards.  
C’était une sale affaire depuis le début, ce projet de barrage dans la vallée de la Bresme, un affluent de la Loire, à quelques encablures de magnifiques paysages classés au patrimoine mondial de l’humanité. Et, autour du lac artificiel qui verrait ainsi le jour, viendraient se bâtir quelques centaines de maisons individuelles d’une médiocrité consternante, à l’image du mitage pavillonnaire à l’œuvre depuis des années en France. Il y avait bien eu l’enquête environnementale, qui avait révélé maintes failles et atteintes à la nature, le déboisement massif d’une zone classée Natura 2000, l’avis défavorable du commissaire-enquêteur, des dizaines de recours, une zone à défendre, des mois et des mois de heurts entre les militants présents sur place et les forces de l’ordre, des blessés graves de part et d’autre, dont deux toujours dans le coma, la venue de nombreuses personnalités... Rien de cela n’avait finalement été utile : le bétonnage suivrait son cours. Nul besoin d’être prophète pour deviner que les promoteurs de ce projet ne renonceraient pas, tant les enjeux financiers étaient élevés.
Je rallumai mon cigarillo, commandai un café et secouai la tête. Personne ne mettait réellement le doigt sur ce qui était en train de se passer. Un véritable crime en bord de Loire était en train de se dérouler, ni plus ni moins, voilà ce que je pensais. 
Ces dernières années, j’avais suivi de loin les rebondissements du projet, englué dans une vie professionnelle de plus en plus accaparante. Je souriais en repensant à certains anciens copains parler de congés, de RTT, de durée légale du travail, de 35 heures, du passage aux 32 heures et que sais-je encore. Cela n’avait pour moi plus de sens, tant le travail avait fini par prendre le pas sur tout le reste. Plus de loisirs, plus de petite amie, plus de lecture, plus de relations mis à part les collègues, ma vie était devenue semblable à un tunnel. Je continuais à avancer automatiquement, soutenu par le stress, l’adrénaline, l’alcool et la vague conscience d’être du 
bon côté de la barrière. Mais ces derniers temps, mes certitudes commençaient à vaciller.J’avais vu trop de salauds, de sales trucs, de trahisons. 
Depuis quelques jours, j’étais en congés d’office pour plusieurs semaines, mes chefs se faisant du souci : ils m’avaient conseillé d’aller prendre l’air. Selon eux, j’étais sur le point, sur plusieurs dossiers, de franchir la ligne rouge. Des conneries, pensais-je en mon for intérieur. 
Mais il fallait bien reconnaître que, ces premiers jours de repos forcés, je ne me sentais pas très bien, un peu comme un drogué en manque. Je ne faisais rien de mes journées, hormis aller acheter les journaux, me poser au café en bas de chez moi pour lire, fumer et regarder passer les gens. Chaque nuit je me saoulais consciencieusement en écoutant du jazz ou du rock des années soixante-dix. L’alcool m’aidait à oublier certaines images, à conjurer de vieux démons, à oublier que j’étais en train de perdre pied. Je crois que j’avais déjà décidé, à ce moment-là, de tout arrêter.  
J’étais objectivement en train de salement décompenser. Cette histoire de barrage et de projet immobilier m’obsédait, sans que je ne sache au juste pourquoi. Etait-ce sa fatuité, son inutilité, la destruction d’un coin superbe dans lequel j’avais passé, enfant, toutes mes vacances, la démolition après expropriation de la maison qui avait appartenu à mes grands-parents, la destruction de centaines d’hectares de forêts et de bocages, la nullité crasse de la zone pavillonnaire qui sortirait de terre, ou la personnalité du principal promoteur, un sinistre connard à qui j’avais eu affaire par le passé dans le cadre professionnel ? 
Toujours est-il que l’inaction, l’alcool et le remue-ménage médiatique provoqué par la reprise des travaux m’avaient décidé à passer à l’action, sans savoir encore comment. 
J’avais choisi de partir dès le lendemain. Direction, les travaux de construction du barrage.
Je m’étais accoudé au comptoir du café de la gare de Nantes. Assez bizarrement, j’étais seul. En entrant, j’avais envoyé un sonore « bonjour » au jeune loufiat, à côté du percolateur, en train de pianoter sur son téléphone. Aucune réponse n’était venue, alors qu’il n’y avait aucune ambiguïté sur le fait que c’est à lui que je m’adressais. Je renouvelais mes salutations, un peu plus fort, au cas où le gamin aurait été un peu dur d’oreilles. Il leva vaguement la tête vers moi, 
maugréa quelque chose, et se remit à pianoter. Le teint blafard, les traits mous, déjà un début de bedaine, et les cheveux gominés coiffés ridiculement, avec une houppe énorme dressée sur la tête, un peu à la Earaserhead de Lynch ou à la Kim Jong Un. En somme, une tête à s’appeler Kevin, vous voyez le genre.  
Une bonne minute se passa ainsi, avant que je ne lui demande un café. La réponse fusa : « ma collègue va bientôt arriver, c’est elle qui prend les commandes ». Je me pinçai pour être certain d’avoir bien entendu. Je lui demandai si c’était aussi sa collègue qui s’occupait de préparer les commandes. Il me répondit que non, c’était lui. Véridique. Je lui dis alors que le plus simple était qu’il me le prépare tout de suite, cet expresso, sans quoi je risquais de m’énerver.
Toujours est-il que l’inaction, l’alcool et le remue-ménage médiatique provoqué par la reprise des travaux m’avaient décidé à passer à l’action, sans savoir encore comment. 
J’avais choisi de partir dès le lendemain. Direction, les travaux de construction du barrage.
Je m’étais accoudé au comptoir du café de la gare de Nantes. Assez bizarrement, j’étais seul. En entrant, j’avais envoyé un sonore « bonjour » au jeune loufiat, à côté du percolateur, en train de pianoter sur son téléphone. Aucune réponse n’était venue, alors qu’il n’y avait aucune ambiguïté sur le fait que c’est à lui que je m’adressais. Je renouvelais mes salutations, un peu plus fort, au cas où le gamin aurait été un peu dur d’oreilles. Il leva vaguement la tête vers moi, 
maugréa quelque chose, et se remit à pianoter. Le teint blafard, les traits mous, déjà un début de bedaine, et les cheveux gominés coiffés ridiculement, avec une houppe énorme dressée sur la tête, un peu à la Earaserhead de Lynch ou à la Kim Jong Un. En somme, une tête à s’appeler Kevin, vous voyez le genre.  
Une bonne minute se passa ainsi, avant que je ne lui demande un café. La réponse fusa : « ma collègue va bientôt arriver, c’est elle qui prend les commandes ». Je me pinçai pour être certain d’avoir bien entendu. Je lui demandai si c’était aussi sa collègue qui s’occupait de préparer les commandes. Il me répondit que non, c’était lui. Véridique. Je lui dis alors que le plus simple était qu’il me le prépare tout de suite, cet expresso, sans quoi je risquais de m’énerver.
Il me fixa posément et me répondit « Je vous ai déjà dit d’attendre, papi » avant de se replonger dans son écran. Le dernier mot était de trop. Je sentis la rage affluer, attisée par la tension des mois écoulés. Je me déplaçai rapidement, et lui envoyai une énorme taloche à travers la figure, puis une seconde. Il s’écroula dans son bac de plonge, brutalement, et remonta à la surface, avant de me fixer quelques secondes, hébété, de ses yeux globuleux. « Il a encore un peu de répondant, le papi, hein ? » lui dis-je en lui assénant maintes baffes énergiques. Puis je le relâchai et allai me faire couler un petit jus au percolateur. Il avait à nouveau la tête dans son bac. « Cela ne sert à rien de faire l’autruche, mon petit Kevin », lui lançai-je en buvant mon expresso. Il n’avait pas l’air de vouloir écouter, d’ailleurs il remuait de moins en moins. Son portable, tombé par terre lors de la première claque, sonna. Je regardais par curiosité qui pouvait appeler ce genre d’endive. C’était une dénommée Samantha, sans doute sa petite copine, l’air aussi vive qu’une vache au soleil de midi en plein cagnard. « Samantha, mais ils le font exprès ! » me dis-je in petto, navré. « Kevin et Samantha, décidément, la réalité dépasse toujours la fiction ». J’étais un peu surpris que Kevin ne prenne pas l’appel. Je lui sortis donc la tête de son bac. Pour une fois qu’il avait l’air absorbé par son travail, c’était dommage, je me sentais un peu coupable, mais il fallait bien le faire revenir à la réalité. Ce corniaud s’affaissa entièrement derrière le comptoir. Mince, il n’est pas clamsé, tout de même ? Faire passer de vie à trépas ce genre d’andouille n’était pas dans mes projets. Quelques solides baffes suffirent heureusement à le faire revenir à lui, à croire qu’il aimait cela.
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