Un ponton sur la Loire

by Pierre CLÉVENOT

Cover

Loading...
PIERRE CLÉVENOT
Loading...
Un ponton
sur la Loire
Loading...
Un froid mordant me fait frémir mais nous sommes ensemble et cela me suffit. Une langue de brouillard coule sur la surface de l’eau, comme une rivière s’écoulant sur une autre rivière. L’impression est très étrange. Par endroits, réchauffée par une source insoupçonnée de chaleur, la brume s’élève par paquets. Partout ailleurs, fluide évanescent, elle glisse, juste au-dessus des eaux. La Loire se cache sous son écharpe blanche. Le soleil qui s'élève aura tôt chassé cette gangue impalpable. En attendant, je contemple la brume, puis toi, puis la Loire, puis toi... Le printemps est à moitié passé mais le froid rappelle l'hiver. Mêmes les cygnes ne se nourrissent pas encore, ils hésitent à immerger leur long cou dans l'eau. Comme indolente, peu pressée que le jour s'établisse enfin, la nature attend calmement, les gestes animaux sont mesurés, le bruissement des branches pleines de bourgeons se fait discret.
Je te contemple depuis mon perchoir. C’est notre endroit, rien qu'à nous, notre jardin secret. C’est un vieux ponton délabré, une halte à toue cabanée. Oublié sur la rive gauche de la Loire, entre Chaumont et Amboise. Il donne sur les îles de la Calonière. D’où je suis, je ne vois que le fleuve, ceint de ses berges arborées, qu’habitent les grands cormorans et quelques mouettes farouches. Et le ciel. Je suis sur notre ponton, à moitié effondré ; il manque plusieurs planches de bois, pourries par les sévices du temps et l’infinie patience de la pluie. Il s’élève à un mètre cinquante au-dessus des eaux par quatre grands piliers de pin autoclavé. L’un d’eux, rongés par les intempéries est plus faible que les autres. Il menace de s’effondrer à tout instant, mais d’après moi, il n’entraînera pas la chute de la plateforme. Il restera après nous. Déjà, il t'a survécu. 
Ce ponton a tout connu de notre histoire. C'est là que tout a commencé. Je t'emmenai un jour de février deux mille vingt, souviens-toi, le temps d'avant, 
l'insouciance était alors la norme, notre légèreté, notre way-of-life ; peut-être les enfants d'aujourd'hui ne les connaîtront jamais, eux qu’on masque comme des braqueurs de banque dès l’école primaire. À cette époque (et pourtant, je parle d’il y a à peine plus d’un an), nous nous connaissions à peine. Nous nous promenions sans oser nous approcher, timides, laissant un vide entre nous deux sur cette rive indolente, entre gravière et champs sulfatés. Nous essayions de feindre l'innocence, mais chacun espérait en secret prendre la main de l'autre, en sentir la chaleur. 
Je faisais le pitre et chutai du haut du talus, dégringolant jusqu'au pied de la berge à travers les orties et les ronces. Quand je me relevai, griffé, endolori, je découvris ce ponton frêle, au bois ravagé, qui s'avançait au-dessus des eaux. Je gravis quatre à quatre la berge, feignant n'avoir aucune douleur, et, te prenant par la main – quelle excuse ! – je te fis traverser l'enchevêtrement de végétation. Nous débouchâmes sur notre plateforme. Là, nous sommes restés une heure en silence, à écouter les non-dits de l'autre. Savoir partager la parole est une chose, savoir partager le silence en est une autre. Et puis on s'est embrassé. La passion naquit à cet instant même, comme un feu qui ravage tout, insensée, déraisonnable. Destructrice. Toute notre histoire est liée à ce ponton, ce frêle esquif de bois, isolé du reste du monde. Ici, nous étions à l'abri du temps et de ses ravages, dissimulés
des regards, invisibles.
Le petit bras est rarement navigué, les canoés passent sur le bras principal, de l’autre côté de l’île, près de Limeray. Les oiseaux d’eau sont les seuls habitants de l’île, ils nous ignorent ou feignent le faire. La ripisylve dense et buissonnante masque le ponton côté terre. Nous seuls avons l’usage de ce ponton en ruine, qui fait mine de s’écrouler à chaque bourrasque. Romantique, au-delà de ce que j’aurais souhaité. 
À peine plus d'un an est passé depuis notre premier baiser. Je me souviens très bien de ce jour. Et des autres. Depuis, nous avons connu l'impensable arrêt du monde, la reprise folle, l’attente optimiste d'un retour à la cacophonie frénétique d'avant, la lente agonie des espoirs formés, la galère, le chômage économique et j'en passe. D'aucuns me diraient : les aléas de la vie.
Mais alors, condensés sur une année. Les premiers mois, malgré la pandémie mondiale, nous avons appris à nous découvrir. Nous marchions sur des œufs, impatients, brûlants, amoureux fous, l'apprentissage du couple, les erreurs et les errements, les bégaiements et les fous-rires naïfs. À la toussaint dernière, en plein second confinement, l'emménagement dans notre appartement. Peut-être avons-nous fait les choses trop vite. La passion amoureuse nous dévorait, nous ne pouvions tout simplement pas remettre à plus tard ce que nos cœurs exigeaient.  Et tout au long de ces mois, en infraction systématique aux contraintes et aux confinements (un kilomètre ou dix kilomètres), nous sommes revenus sur ce ponton. 
PrevNext